La panne informatique est la hantise des musiciens de l'univers électronique. De l'une d'elles, survenue un soir d'été de 2006 lors d'un concert de Gotan Project, est né un des disques les plus singuliers et novateurs du paysage musical actuel : The Human Seasons, un exercice d'improvisations entre le piano de Gustavo Beytelmann et la palette de sons du DJ producteur Philippe Cohen Solal.
Tous deux étaient sur scène ce soir-là, à Caserte, près de Naples, au Belvédère de San Leucio, un palais où fut menée au XVIIIe siècle une expérience pionnière de socialisme utopique. Quand le son s'est arrêté, « c'était la panique », se souvient Gustavo Beytelmann, le pianiste argentin lié, en studio comme sur scène, au groupe de tango-electro-dub. Un mot célèbre de Jean Cocteau résume la situation : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs». Gustavo rejoint son piano et, en attendant le dépannage, se lance dans une improvisation. Philippe Cohen Solal, aux platines, reprend la balle au bond et ajoute des sons, au feeling. Les ordinateurs retrouvent enfin leurs esprits et le programme reprend. Les musiciens respirent, ils l'ont échappé belle. Et le public n'a rien su de l'incident: il a perçu l'intermède comme partie du spectacle.
«C'était inattendu et assez magique, dit aujourd'hui Philippe. Et nous avons eu l'intuition qu'on pouvait aller plus loin sur ce chemin ». Gotan Project reprendra d'ailleurs, de temps à autre, en concert, le principe de la double impro piano-platines.
Plus de dix ans passent. Un matin, Philippe Cohen Solal écoute sur France Culture Les Chemins de la Philosophie. L'émission d'Adèle Van Reeth est consacrée à l'improvisation. Les souvenirs de Caserte reviennent. Et avec eux l'envie de rejouer, dans les mêmes conditions, mais en studio. Juillet 2021, les deux complices se retrouvent à Villetaneuse, près de Paris, dans l'ancien studio Vogue.
« Toute improvisation implique une mise en danger, explique le producteur. Pour partir tout de même sur une base stable, j'ai pensé au cycle des saisons, et à ce poème de John Keats qui les associe à la vie humaine. C'est un thème classique, presque banal, mais qui me semblait pertinent avec notre projet: nous improvisons tous notre vie ».
Avant de se lancer dans l'aventure, Philippe Cohen Solal choisit des sons de la nature, des chants d'oiseaux, des extraits de dialogues de films. Et demande au comédien anglais Christopher Ettridge d'enregistrer The Human Seasons, le bref poème de John Keats. Qui n'a pas connu beaucoup de saisons : il est mort jeune, de tuberculose, il y a juste 200 ans.
« Nous n'avons pas théorisé avant d'entrer en studio, affirme Gustavo Beytelmann, le vieux sage argentin, Parisien d'adoption depuis 1978. Nous sommes partis sans feuille de route fixée au préalable. Les 45 minutes du disque sont exemptes de rhétorique pianistique. Et de virtuosité aussi : ce projet ne nécessitait pas de montrer ses muscles ». Philippe Cohen-Solal ajoute: « La seule indication que j'ai donnée à Gustavo, c'était de penser aux saisons en écho à son expérience, à ses souvenirs ».
Si la connivence entre les deux musiciens est née dans Gotan Project, la musique de Buenos Aires est absente de The Human Seasons. « Ce n'était pas dans le cahier des charges, note Philippe. Pas plus que le jazz, un autre univers familier à Gustavo. Ni lui ni moi n'avons rien recyclé, nous sommes sortis des registres pour lesquels on nous connait ».
Le Printemps ouvre le cycle avec des chants d'oiseaux, le piano prend son envol associé à la musicalité des vers de Keats, avant que les violons, sous la forme d'un sample, n'interviennent, écho d'un bal dont le souvenir ressurgit à l'improviste. L'été évoque la latinité : c'est une habanera qui dérive en dansant vers Cuba, rythmée par ce qu'on jurerait être un güiro, cette calebasse des Caraïbes striée et grattée avec une baguette. Erreur, dévoile Philippe Cohen Solal : c'est encore un chant d'oiseau, fondu à la stridulation d'un grillon. Sensualité d'un dialogue en italien, rumeur des vagues, la percussion d'un pivert sur un tronc d'arbre : décidément, les volatiles ont la part belle. L'automne arrive avec la pluie, chaque goutte comme une note de piano. Une femme nous parle dans une langue inconnue : c'est la voix suédoise d'Ingrid Bergman dans Sonate d'Automne d'Ingmar Bergman. L'hiver survient avec sa rigueur, le souffle du vent glacé, puis une atmosphère en apesanteur et le feu qui crépite dans la cheminée. Dernier vers de Keats, que les Anglais appellent « le poète de la lenteur et du silence ». Il est mort en hiver.
Il faut un moment pour émerger de cette méditation sur la vie, ses plaisirs et ses peines. L'harmonie qui se dégage de l'ensemble ne renvoie pas à l'idée d'improvisation la plus communément admise. On est loin des jam sessions des jazzmen, à l'énergie brute. The Human Seasons est à l'opposé, porté par une énergie sereine, sans dissonances. Gustavo Beytelmann le revendique : « Je suis entré en studio avec l'idée qu'il était interdit d'être non-mélodieux, car nous vivons à l'intérieur d'un monde qui chante ».